A la recherche du blues de Suisse central, au son du "Schwyzerörgeli"

von Isabelle Guisan für 'Le Nouveau Quotidien Culture' vom 1. November 1991

 

Rees Gwerder est un monument octogénaire du bandonéon des Alpes et Cyrill Schläpfer un jeune déluré de la batterie jazz. Rencontre capitale sur disque laser.

Isabelle Guisan

La rencontre entre un géant du „Schwyzerörgeli“ et un jeune batteur de jazz pourrait paraître incongrue. Elle a été forte, importante. Résultat, un CD pas comme les autres et un film d‘auteur à venir sur la „Ur-Musig“, la musique „archaïque“ qui a imprégné les vallées alémaniques et dont le jeune musicien alémanique Cyrill Schläpfer recherche les dernières traces vivantes.

Mais d‘abord Rees Gwerder, célèbre en Suisse allemande, inconnu chez nous, 80 ans passés autour de son instrument, le „Stumpen“ à la bouche. Un monument de musique populaire que ce joueur de „Schwyzerörgeli“ (sorte de bandonéon de Suisse centrale), phonothèque ambulante à l‘immense répertoire de polkas et mazurkas. Paysan du Muotathal, dans le canton de Schwyz, il s‘est emparé dès l‘enfance de l‘instrument de son père et ne l‘a plus lâché. Il a appris d‘instinct, en écoutant jouer dans les fêtes et les cafés, sans avoir jamais voulu apprendre le solfège. Il a retenu plus de 200 danses et les interprète à sa manière, bluesman des Alpes fidèle à la tradition dont la musique n‘a rien des tressautements guillerets des orchestres à blouses fleuries pour Japonais. Rees Gwerder a douze disques derrière lui et il joue encore un peu partout en Suisse centrale. Le 1er novembre, il affronte pour la première fois l‘immense Hallenstadion de Zurich, lui si différent des „rois de la musique folklorique“ qui se produiront à ses côtes.

Les jazzmen alémaniques redécouvrent actuellement cet interprète inébranlable. Et les jeunes Zurichois fatigués des sounds anglo-saxons viennent s‘initier au „Schwyzerörgeli“ avec lui. Cyrill Schläpfer, 32 ans, a passé quatre ans aux Etats-Unis, il est devenu batteur à la célèbre Académie de musique de Berklee à Boston et y a appris les techniques de production de disques les plus modernes. De retour en Suisse, il travaille dans la maison de disques EMI mais, très vite usé par le stress, il part se reposer en Appenzell. C‘est là qu‘il redécouvre l‘écho des cloches, les prières d‘alpage, les jodels „naturels“ qui appellent le bétial en mille nuances, distinctes de vallée en vallée, et que les clubs de jodel nés avec ce siècle ont tués presque partout à force d‘élaguer ce qui n‘était pas „bon“. Cyrill Schläpfer vient de produire un superbe disque de jodel naturel avec les „Zäuerli“ appenzellois, un CD enregistré en plein hiver, dehors, dans la neige, avec les chiens qui aboient et les cloches qui tintent, un CD lentement épuré en studio à Zurich.

Il entame un long retour aux sources vers les racines de la musique paysanne, apprend le „Hackbrett“ chez un musicien appenzellois, rencontre Rees Gwerder et se met au Schwyzerörgeli. Fasciné. „On a réduit la musique populaire suisse à un cliché guilleret et bêtifiant alors qu‘elle exprime aussi le blues, subtilement, en dessous“. Deux ans passent avant que le vieux musicien n‘accepte de se lancer dans un nouveau disque; Cyrill l‘enregistre chez lui dans la vieille chambre enfumée et familière où la musique résonne mieux, „c‘est comme la caisse de résonance d‘un violon“. „J‘ai fait 600 coupes dans ce CD“, rit-il, „en utilisant les techniques les plus sophistiquées pour la musique la plus traditionnelle qui soit“. Le disque est sorti en juillet, plus de 2000 exemplaires vendus bien que les Schläpfer Records ne soient pas distribués partout.

Cyrill Schläpfer a surtout son film en tête, un film qui doit exprimer presque sans parole, sans aucun commentaire, le monde des sons archaïques des vallées alpestres, les opposer au folklore commercial, les réintégrer dans leur paysage naturel, une nature à la fois idyllique et menaçante, „le sol noir de nos émotions“. Il a lentement vaincu les résistances de la Confédération et des sponsors qui craignaient un nouveau film à la gloire du folklore et a réuni près de 300 000 francs. Il arpente les vallées de Suisse centrale, cherche des bergers, des paysans et paysannes qui chantent encore les „jüüzli“, ces courts jodels presque disparus, recherche dans l‘histoire les traces du „délire mélancolique“ qui frappait les mercenaires suisses en entendant un ranz des vaches... Il a filmé Rees Gwerder, il filme là-haut sur la montagne, demande aux paysans d‘enlever leurs habits du dimanche, attend que les Mirages aient disparu du ciel. Pour sauver cet „orchestre naturel“ et réaliser un film musical d‘abord. Cyrill Schläpfer sait qu‘il ne sera pas facile d‘éviter le Heimatstil et la glorification du passé, d‘aller plus loin que le repli „vert“ choisi par tant de jeunes Alémaniques aujourd‘hui.

Mais sa quête est musicale, créatrice. Il cherche à sauvegarder le „blues“ de la musique paysanne, pour qu‘elle continue à exprimer pleinement la dualité de la vie, l‘ombre comme la lumière.

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